Jean-Laurent
Cochet, grand monsieur du théâtre, comédien, metteur
en scène et professeur d'art dramatique, a accepté de
poursuivre nos entretiens mensuels initiés en 2007.
Ces entretiens, au fil de son actualité théâtrale
et de ses cours publics d'interprétation dramatique qui
se déroulent régulièrement à la
Pépinière Théâtre, explorent, notamment,
plus d'un demi siècle de l'histoire du théâtre.
La saison 2008-2009 des Master Classes a démarré
sur les chapeaux de roue à un rythme bimensuel qui ravit
un public fidèle et sont l'occasion d'évoquer
des personnalités tant du théâtre que de
la musique et de la danse dont Jean-Laurent Cochet aime saluer
le talent et citer en exemple.
Quelques uns d'entre eux ont servi ce fil rouge à ce
nouvel entretien.
Cet entretien fait suite à deux Master Classes qui se
sont déroulées à une semaine d'intervalle,
dont une le 1er novembre qui célèbre la fête
de tous les saints. Aussi je vous propose de poursuivre l'évocation
de personnes qui vous sont chères, à des titres
divers, et dont vous évoquez les figures lors des Cours
Publics pour dresser, en quelque sorte, une galerie de portraits
qui serait aussi un album de famille.
Jean-Laurent Cochet : Volontiers. Et je voudrais
vous dire en entrée en matière que, pour moi,
j'aime d'autant plus cette fête-là, que les gens
confondent souvent avec la fête des morts et l'endeuillent
encore davantage, et que la Toussaint est une fête fantastique
par laquelle on fête tous les saints, donc tous les gens
qu'on a connu, tous ceux que l'on connaît encore. Pour
ma part, tous les jours, dans mes prières quotidiennes,
j'associe à la journée que je vais vivre tous
les gens que j'ai aimés et que j'aime. A vous de me dire
ceux que j'évoque davantage dans mes cours.
Jean Giraudoux
Nous avions terminé notre entretien précédent
avec Françoise Seigner et je vous propose d'évoquer
Jean Giraudoux qui est l'auteur que vous faites travailler actuellement
au Cours avec le lamento du jardinier. Jean-Laurent Cochet : Il est rare que je fasse
présenter des scènes de Giraudoux au cours car
c'est un auteur très particulier, et, pour les jeunes,
pas un des plus faciles. Je n'ai pas rencontré Jean Giraudoux
mais je le porte dans mon cœur parmi les auteurs classiques
de notre temps que je préfère. Il m'a toujours
séduit, toujours enchanté. Ce sont les mots justes
en ce qui le concerne. Et puis, je l'avais raconté je
crois dans un de mes livres, j'avais été très
impressionné par la puissance post-mortem qu'il a eu
sur une amie à moi qui s'appelait Carmen Debarre, qui
était vraiment au bord de mettre fin à ses jours
quand un matin, à la petite aube verte comme on dit,
aux Champs Elysées, elle avait sur les genoux "La
folle de Chaillot" et, en découvrant la fameuse
tirade "Tous les vivants ont de la chance…",
elle a repris son espoir et cela m'avait fait penser, c'est
ce qu'avait mis sur sa tombe Cocteau ("Je reste avec vous"),
au rôle des poètes de cet ordre-là qui sont
toujours un peu en marge du monde, qui ont leur voie parallèle,
et sont toujours avec nous. Giraudoux est une de mes lumières.
Liliane Sorval, très fidèle à vos Master
classes
Jean-Laurent Cochet : Aaah ! Oui, et fidèle
en tout et pour tout ! Liliane Sorval, c'est vraiment une de
mes soeurs C'est une de mes plus grandes amies. Je l'aime profondément
pour tout, tout ce qui nous unit. Ce que je peux dire, pour
ceux qui ont lu le portrait que j'ai tracé l'autre fois
de Françoise Seigner, et bien, c'est une François
Seigner mais sans aucune ombre. Elle est complètement
rayonnante, sans que ce soit factice, car c'est une femme profonde,
attentive, c'est une femme de foi, d'un courage extraordinaire,
d'une vaillance extraordinaire, elle est abondante toujours
d'humeur égale, elle a le sens de la repartie. C'est
une bonne vivante, elle adore la vie, elle est drôle,
elle est joyeuse.
J'ai passé toute ma vie avec elle des
moments absolument exceptionnels ! Nous avons beaucoup joué
ensemble, et ce n'est que la partie visible de l'iceberg qu'est
notre relation permanente, avec son mari, le délicieux
Jacques, très fin musicien. J'ai encore une de mes deux
sœurs, et il y a beaucoup de femmes dans ma vie que je
peux considérer comme une sœur relativement à
nos âges, comme Nicky Nancel, mais, de la même génération
que moi, je pense que Liliane est la plus proche, et non seulement
la plus proche, mais la plus semblable à moi. On comprend
et on aime les mêmes choses. Elle a infiniment d'esprit.
C'est un rêve, Liliane. Je n'ai vraiment aucune réserve
à son sujet.
Michel Simon
Michel Simon que vous avez évoqué en nous parlant
de votre projet de spectacle relatif à "Tu m'as
sauvé la vie".
Jean-Laurent Cochet : J'en ai parlé
mais pas pour ce projet car pour "Tu m'as sauvé
la vie", il n'y était pour rien, si j'ose dire.
Cette pièce, un peu comme "Aux deux colombes"
que j'ai montée et jouée en 2007, n'avait jamais
été rejouée depuis sa création quand
je l'avais présentée au Daunou la première
fois, puis à la Pépinière, quand elle s'appelait
encore la Potinière, et nous l'avions reprise en tournée.
Cela avait été un énorme succès.
Il y avait une très bonne télévision faite
de cette chose. Lors de la création, les rôles
étaient tenus par Sacha Guitry et Fernandel. Pour mon
projet actuel, s'il se concrétise, je jouerai le rôle
que jouait Guitry et l'autre rôle sera tenu par Jean-Pierre
Castaldi.
Ce
sera amusant comme contraste, étant donné ce que
nous sommes l'un et l'autre, et ce sera d'autant plus amusant
que Jean-Pierre a été mon premier élève
quand j'ai ouvert mon cours. J'avais eu des élèves
auparavant quand j'étais au Conservatoire et au Français,
mais quand j'ai ouvert mon cours, je crois qu'il a été
le premier élève officiellement inscrit. Il était,
c'est amusant quand on le voit maintenant, très fin,
avec une silhouette très élancée.
C'était le parfait jeune premier et
toutes ces dames étaient comme ça devant lui -
vous mettrez "mimique" - et il était d'une
très grande sensibilité. Quand j'ai monté
"Tu m'as sauvé la vie", il y avait aussi Liliane
Sorval, bien sûr. Chaque fois que j'ai pu la distribuer
je l'ai fait et il y avait aussi une de mes autres très
grandes amies, Catherine Griffoni, qui est ma petite fille,
ma petite sœur.
Il y avait également l'exquise et la
délicieuse Mony Dalmès qu'une grande amitié
nous unissait. Et puis, je la signale, comme vous m'en parlez,
cela me fait plaisir, une petite jeune fille qui était
à mon cours qui s'appelait Gaëlle Le Trévidic,
une petite bonne femme que j'ai beaucoup aimé. Elle était
très douée et avait un très joli emploi,
et puis, sa vie n'a pas été facile, il y a eu
des revers et des chagrins. Elle n'est plus dans le métier
mais on continue à se faire signe et à se dire,
de temps en temps, qu'on s'aime.
Quant à Michel Simon, je ne l'ai pas
connu mais on m'a raconté des tas de choses sur lui parce
que j'ai connu beaucoup de ceux qui l'ont le mieux connu. Que
ce soit Arletty, René de Obaldia, qui était étonné
de la manière très directe dont pouvait parler
Michel Simon dans certaines circonstances, et tous les gens
que j'ai connus de cette génération-là
m'ont parlé de lui pour l'avoir approché, pour
l'avoir distribué comme Jean Sarment. Moi, je le place
aux côtés d'Harry Baur dans mes grandes admirations.
C'est un comédien fastueux, un homme d'une imagination,
d'une cocasserie, d'une intelligence extraordinaires mais que
je n'ai malheureusement jamais approché.
Que ce soit "Boudu sauvé des eaux
"L'atalante" de Jean Vigo ou "La beauté
du diable", qui n'est pas un très grand film de
René Clair mais où il est absolument sublime dans
le rôle du diable, comme dans tout ce qu'il a tourné.
Comme pour Harry Baur, il n'y a pas un mauvais film de Michel
Simon. Ils ont pu tourner dans des films moins bons mais eux
sont toujours au plus haut de leur métier. Cet acteur
est un modèle, mais aussi un exemple parce qu'il fait
partie des gens dont on ne voit plus du tout comment c'est fait,
tellement c'est personnel d'abord, rare, et tellement c'est
fin. Et on se laisse complètement emporter. Je regrette
qu'il n'ait pas joué certains classiques bien sûr.
Alors on dit toujours dans ces cas-là pour des comédiens
"monstrueux" que c'est le style Shakespeare. Mais
même dans le répertoire français, il aurait
pu jouer de grands rôles. Mais enfin c'est comme ça.
Fabrice Luchini Jean-Laurent Cochet : Je parle souvent de lui
autant qu'il parle de moi. Encore aujourd'hui, on m'a rapporté
qu'avait été diffusée une émission
télévisée sur le théâtre,
ce qui est rare à la télévision, animée
par une personne sans grand intérêt, dans laquelle
Luchini avait parlé abondamment de moi. Je l'ai eu en
direct depuis et l'en ai remercié. Il est d'une fidélité,
relativement à ce que j'en connais, et ce que j'aime
en lui c'est sa grande fidélité. On s'aime beaucoup.
Il y a des anciens élèves plus ou moins fidèles,
mais lui, c'est la reconnaissance parfaite, reconnaissance surtout
dans la manière qu'il a de mener sa carrière et
d'être fidèle en tant qu'interprète. Il
a atteint des sommets.
Il
y a encore quelques temps, quelques semaines, il est venu nous
rejoindre en Vendée où il a donné son nom
à la dernière promotion de mon cours vendéen
et a donné deux fois son spectacle à Luçon.
Il a été très ému car, à
la fin de la soirée, mes trente élèves
se sont précipités vers lui pour lui tendre chacun
une rose et, bien que très malade ce jour-là,
il a continué son spectacle pendant encore trois quarts
d'heure tellement il était heureux.
Je ne vais pas en parler trop longtemps mais
il fait partie des gens tellement rares ! C'est une personne
rare et unique, même si chacun est un spécimen
unique, mais il y a aussi ce qu'on en fait. Il ne cesse de progresser,
d'être aussi extraordinaire avec, à chaque fois,
des choses plus rares puisque que, comme chaque homme qui sait
vivre, chaque jour apporte sa provende d'observations. Il est
un événement.
C'est plus qu'un monsieur qui sait jouer la
comédie, qu'un monsieur qui sait construire un spectacle.
Tout ça il sait le faire de manière tout à
fait exceptionnelle de culture, d'intelligence et d'invention.
Son dernier spectacle, au-delà justement de l'œuvre
littéraire théâtrale, qu'il a construit
en partant d'écrits de Barthes, La Fontaine, Chrétien
de Troyes, et Nietzsche, ça devient un grand numéro
presque de variété. C'est d'une fantaisie, d'une
cocasserie, d'une invention, d'un mouvement sur le plateau,
mouvement aussi bien par la respiration qu'il donne à
sa soirée que par ses propres mouvements physiques. Cela
devient complètement délirant de joie. C'est un
diable !
Philippe Davenet
Jean-Laurent Cochet : Ah alors c'est un homme
! Vous vous rendez compte de la chance que j'ai eue, qu'on a
eue, que nos routes se croisent. Philippe Davenet est un pianiste
exceptionnel qui n'a pas souhaité être plus connu
qu'il ne l'est, alors qu'il a reçu dans sa jeunesse presque
tous les prix imaginables. Il a fait une carrière de
concertiste en préférant être invité
dans des palais et des personnes privées. Il est curieux
de tout, très itinérant, surprenant d'exotisme
dans la pensée, les goûts, la variété.
C'est un homme d'un esprit, d'une drôlerie, dans un personnage
qui peut paraître un peu languide, un peu comme le sublime
Jean Tissier et derrière l'apparence, ça pétille.
Quand ce n'est pas les doigts qui crépitent sur le clavier,
c'est son esprit dans sa tête. On se raconte sans arrêts
des histoires et il est un peu mon dernier producteur d'histoires
drôles.
C'est amusant parce qu'il y a deux jours, un
monsieur charmant, qui va écrire un livre sur Jacques
Chazot, m'a téléphoné pour recueillir des
témoignages. Je lui ai abondamment parlé de Jacques
Chazot que j'ai beaucoup connu, apprécié et aimé
sous divers aspects que les gens ne connaissaient pas de lui.
Et il m'a demandé : "Mais qui était le plus
important le mondain, le danseur, l'homme d'esprit ?".
Je lui ai dit que tout cela était une même chose
mais qu'on aurait pu dire "profession : homme d'esprit".
L'esprit jusqu'à la pointe des pieds, c'est le cas de
le dire, puisque c'était le seul homme qui dansait sur
pointes. Il m'a également demandé si je voyais
aujourd'hui d'autres personnes qui lui ressemblaient et je lui
ai répondu: "Non absolument personne. Personne n'a
plus cet esprit-là !". Et puis il m'est venu à
l'esprit, dans un autre rythme, dans une respiration tout à
fait différente, le nom de Philippe Davenet.
Ce même esprit aigu au bord de la rosserie,
mais jamais méchante, toujours drôle, toujours
éloquent. Mais à part lui, personne avec cette
élégance et cette finesse. Ce sont des êtres
d'un autre temps, pas parce qu'ils ont vécu il y a quelques
années, mais parce que ce sont des êtres du passé,
même s'ils ont occupé leur époque en leur
temps, mais c'était l'esprit du 18ème siècle,
puis du 19ème, l'esprit des salons. Bien sûr il
y a des gens qui ont de l'esprit dans leur œuvre, comme
Monsieur d'Ormesson ou Monsieur de Fallois, mais l'homme d'esprit,
qu'on connaissait à travers ses mots ou à travers
ses inventions, n'existe plus. Si j'écoute la radio et
des émissions où passent les humoristes qui amusent
le vulgus pecum, c'est d'une vulgarité et d'une pauvreté
! Ils sont démodés avant d'être nés,
c'est incroyable de prétention ! Pas un mot drôle,
d'ailleurs ils ne parlent même pas le français,
pas un mot d'esprit. Ah non ! Revenons à des gens qu'on
aime !
Laurent Gerra
Jean-Laurent Cochet : Ah oui, ça c'est
un bonheur ! J'aurai pu en parler juste avant mais ce n'est
pas le même esprit, ni le même ton, ni la même
sensibilité, même si Dieu sait qu'il a tout cela.
L'esprit de Laurent Gerra est extraordinaire, relativement à
Chazot qu'on a pris comme dénominateur commun, avec plus
de paillardise - il n'a pas une once de vulgarité- il
est complètement rabelaisien, il est d'une santé,
il est épanoui ! C'est un être généreux,
abondant, inventif lui aussi, et il donne toute sa chair, tout
son esprit au personnage qu'il évoque et, au-delà
de l'imitateur, il a tellement de génie qu'on finit presque
par oublier que c'est son métier. Ce qu’il fait
est fantastique : il suffit qu'il pense à quelqu'un pour
lui ressembler. Et on ne peut pas être imitateur comme
ça, c'était le cas de Tisot, si on n'est pas comédien.
J'espère que notre projet de travailler
ensemble sur une pièce de théâtre aboutira.
Lui aussi est unique, complètement, dans la dimension
de ce que cela représente de tenir un plateau en allant
de la chose apparemment la plus facile, au bord du scabreux,
et puis d'entrer dans l'émotion, avec les hommages qu'il
rend aux chanteurs qu'il a aimés, et les larmes nous
viennent aux yeux. Il y a eu un homme qui a eu ça, qui
était complètement génial, mon Dieu quel
grand mot, mais je crois qu'on peut l'utiliser, c'était
Devos. Depuis Devos, dans le domaine de la variété,
appelons ça ainsi sans que cela soit péjoratif,
personne, sans parler de certains chanteurs, comme Brel ou Piaf,
ne m'a fait éprouver, sur le plateau, cette dimension
du bonheur absolu. C'est un homme qui nous irradie.
Sergiu Célibidache
Jean-Laurent
Cochet : C'est le génie pur. J'ai eu la chance de connaître
d'abord sa femme, qui est elle-même une femme exceptionnelle,
un très grand peintre, qui a peint ce tableau d'après
l'heure espagnole de Ravel, une femme merveilleuse d'intelligence
de drôlerie, de savoir, de perspicacité. Je crois
qu'il n'aurait pas pu épouser une femme qui lui fut inférieure.
J'ai connu dans le dernier mois de sa vie le
maître et je l'ai rencontré à l'issue d'un
concert où il avait donné une symphonie de Bruckner,
merveilleusement dirigé - il a tout dirigé mieux
que personne - Bruckner était son grand homme. J'étais
en état d'hébétude et d'apesanteur devant
lui, de joie extrême.
Il était d'une profondeur extraordinaire.
Il était d'une exactitude, d'une réinvention des
œuvres et d'une dimension, d'une spiritualité…
C'est un des grands astres qui traversent notre temps de loin
en loin. Il y a des grands faiseurs, pas au sens péjoratif,
de grands exécutants qui exercent très bien leur
métier. Mais Celibidache, c'est de l'ordre de Furtwängler,
des gens de cette dimension-là. C'est immense !
Yvette Chauviré
Jean-Laurent Cochet : Je voudrais vous parler
à la fois, comme ça on les réunira, de
Yvette Chauviré et de Agnès Letestu. Yvette Chauviré
a été la plus grande danseuse étoile de
son temps. Je crois qu'il y a un ou deux équivalents
en Russie, Maia Plissetskaia sans doute, et Margot Fontaine
en Angleterre. Il y a eu de grandes danseuses mais Yvette Chauviré
était unique.Comme disait Henri Sauguet :"Elle n'est
pas en mesure, elle suscite la musique, elle secrète
la mesure". Elle avait tout, la technique était
foudroyante, ce qui leur parait le moins intéressant
puisqu'ils l'ont travaillé, c'est leur métier.
Mais elle était d'une poésie, ah c'était
miraculeux ! Les regards, pas tellement les jambes, les bras
c'est ce qu'il y a de plus beaux chez une danseuse quand elle
danse bien, mais elle était pathétique, ce qui
est un mot que je réserve à peu de gens.
On peut être pathétique comme
l'était la Callas, Piaf ou Brel, ce n’est une question
ni de sexe ni d'emploi, on est pathétique comme Yvonne
de Bray ou Magnani. C'est plus rare chez les hommes car le pathétique
est une notion non pas de faiblesse mais de fragilité.
Mais dans les emplois, dans le travail, dans le jeu, Yvette
Chauviré était bouleversante avec en même
temps de l'humour. Elle dansait tous les emplois. Elle était
ravissante et moi, j'ai eu la chance et le bonheur de la diriger
en tant que comédienne quand j'ai monté "Amphitryon
38" de Giraudoux et que Simone Valère et Jean Desailly
ont eu, les premiers, l'idée de lui faire jouer Léda
la femme cygne.
Oui, effectivement. Elle avait une mélodie
vocalement qui était le reflet de sa danse ; elle aurait
très bien pu jouer Tchekhov. Elle avait chez elle ce
qui était souvent tellement apprêté, affecté,
un peu sec chez une Madeleine Renaud : la poésie même.
Elle est toujours des nôtres mais il y a longtemps que
je ne l'ai pas vue, car elle ne sort quasiment plus et a eu
beaucoup de problèmes de santé. Sans l'oublier,
mon Dieu, loin de là, je reporte toute cette admiration
et toute cette affection que j'avais pour elle sur une de ses
cadettes, qui est certainement la plus grande étoile
française en ce moment, Agnès Letestu.
C'est une femme extraordinaire, avec beaucoup
de grâce elle aussi, pas uniquement la grâce de
la danseuse, la grâce de l'esprit, la grâce de la
gentillesse, de la qualité d'écoute, du dévouement.
ll y a eu Noella Pontois mais en ce moment c'est la seule qui
soit également comédienne, interprète.
Bien sûr c'est une technicienne, mais Agnès est
également très poétique, elle peut aborder
tous les emplois, elle est étonnante, elle est curieuse
de tout et elle vient de faire des costumes admirables pour
« Les enfants du Paradis » à l'Opéra,
elle a du goût, elle est ouverte à tout. Elle aussi
elle rayonne.
Laurent Blanchard
Jean-Laurent
Cochet : C'est la grande aventure ….Ce que on pourrait
dire c'est que, en tant que tout jeune homme, très jeune
quand je l'ai connu, il allait avoir 19 ans et il a arrêté
sa vie terrestre à 25, il avait à peu près
tous les dons et toutes les qualités de ceux que l'on
vient de citer au plus haut de leur âge et de leur carrière.
C'était un garçon qui était
fait pour traverser son temps et il se trouve que j'ai été
le plus près de lui sur sa route, sur sa trajectoire
si on peut dire. C'est Cocteau qui disait en parlant, je crois,
de Radiguet : "Ces gens-là nous sont prêtés.
Ils traversent notre vie pour la transfigurer". Il était
d'une beauté presque inhumaine parce que les traits étaient
superbes.
Il aurait pu être peint par tous les
peintres de la Renaissance et de tous les pays avec, pas la
beauté plastique qu'avait un Jean Marais, la beauté
animée dans le sens premier au sens animus, anima. C'était
un ange, vraiment, et en même temps il était de
son temps.
Il rejetait beaucoup de choses de son époque,
bien sûr, car il était très en avance sur
son temps car il était très lié à
un passé qu'il n'avait pas vécu, mais c'était
un passage. Il était drôle et plein d'esprit. Je
pense dans la manière dont je l'ai connu, c'est sûrement
un peu ça qu'a du être Radiguet pour Cocteau, personnage
très différent dont Cocteau disait : "J'ai
gardé l'ange pendant six ans". C'est exactement
le temps qui nous a été donné à
Laurent et à moi. Il est là, tout le temps, il
vit avec moi.
Dans votre second livre intitulé "Faisons encore
un rêve", vous rapportez l'ultime conversation que
vous avez eu avec lui dans laquelle il vous disait : "Je
ne vous dévoilerai pas le mystère" ce à
quoi vous répondiez : "Je ne le souhaite pas. Je
préfère ton secret lumineux." Mais vous parle-t-il
?
Jean-Laurent Cochet : Je lui parle tout le temps.
Il est mon porte-parole là-haut et tout ce que je fais
je le lui adresse. Effectivement les réponses sont là.
Ce ne sont pas des paroles entendues d'outre-tombe ou d'outre
ciel comme on veut. C'est lui qui me guide et tout ce que je
fais c'est parce qu'il m'habite. Heureusement, il y a autour
de moi des gens merveilleux qui ont pris la relève charnelle,
j'entends par là qu'ils sont encore concrètement
présents. Je pense à Pierre Delavène, avant
tout, sans qui, et je l'ai dit plusieurs fois, je ne ferais
plus ce métier comme je le fais, et puis quelques autres
personnes très très proches à mes côtés,
de grandes amitiés qui me soutiennent.
Mais le fil a de tout temps perduré,
ce fil qui passait de l'un à l'autre avec Laurent. C'est
ça son texte. Je rêve assez souvent de lui mais
ce sont comme des clins d'œil. Je ne sais pas pourquoi,
et c'est amusant, comment des gens viennent dans mes rêves,
d'autres pas, certains reviennent souvent, comme Hélène
Perdrière. Quand je rêve de ma mère elle
fait partie de mon rêve tout entier, mais ce n'est pas
plus fréquent qu'un Le Poulain, ou des gens qui le traversent
comme des météores, telle Mary Marquet, mais c'était
déjà un météore de son vivant. Laurent
se faufile dans mes rêves, il vient me montrer qu'il est
témoin, qu'il assiste dans son coin, qu'il en sourie
avec moi ou qu'il me protège. C'est une union indéfectible.
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