Moi-même critique musical à mes heures amatrices, toujours dans le doute d'être lu, par qui, apprécié, pourquoi, la première question que je me suis posé en ouvrant ce Rock Critics est la suivante : à qui peut bien s'adresser un livre comme celui-ci ?
Anthologie sans affectation, plutôt que dictionnaire raisonné des plumes expertes ou œuvre collective en l'honneur du rock, le pavé part d'ailleurs avec le défaut de tout best of : celui de n'avoir pas d'auteur. C'est pourtant bien le travail, anonyme, de sélection et de travail des enchaînements, qui devra faire la qualité de l'objet, par-delà celle des textes qu'il accueille, travail doublé ici de la rédaction de quelques notices biograhiques tout à fait indispensables, puisque la critique musicale elle aussi est toute entière traversée par la question du point de vue : pas d'avis sans une vie.
Le livre rassemble ainsi vingt-deux auteurs historiques (Michka Assayas, Patrick Eudeline, Serge Kaganski, Arnaud Viviant, Thierry Ardisson...) et republie deux pièces de chacun d'entre eux, souvent puisées à même la source de la légende, c'est-à-dire au cœur des années rock. Souvent témoins de premier plan (untel a côtoyé Hendrix, untel a réussi à rencontrer Syd Barret dans son exil), toujours connaisseurs, les vingt-deux auteurs ici présentés offrent une vision riche et détaillée de l'histoire du rock. En résulte un livre que l'on ne lira certainement pas – de son début à sa fin, s'entend, puisque ce parcours n'a aucun intérêt. On se laissera plutôt porter, au gré des intérêts, au gré des envies, par les promesses d'une table des matière aux allures de Hall of fame.
Bien sûr la prose de ces critiques rock semblera parfois tourner un peu à vide, autour des mêmes clichés sempiternels : la drogue, l'irresponsabilité par manière d'intensité, l'absence de direction en guise d'inspiration... Mais on les lira sans dédain car, ces clichés-là, ce sont eux qui les ont inventés. On peut bien hausser les épaules en se disant que la musique du vingt et unième siècle réclame d'autres mythes (et elle en nécessite, c'est une évidence), que l'on reconnaisse au moins aux inventeurs du premier rock le mérite des inventeurs géniaux. C'est donc le mystère des origines que l'on explorera, avec délice, dans ces pages.
Excellente occasion, surtout, de réfléchir au pouvoir des médias, c'est-à-dire, de façon pour une fois positive, au rôle de la parole dans l'art d'inventer l'Histoire. Car c'est bien de cela qu'il s'agit avec cette critique rock : l'invention d'un monde de valeur, dont l'empreinte se sera en retour inscrite dans la création musicale. Autrement dit : les rock critics, que l'on veut à l'aide de cet anglicisme constituer en corps bien identifié, ne sont pas les observateurs de l'histoire du rock. Ils en sont des éléments à part entière ; ceux qui, sur les faits, bruts, ont posé des jalons de sens, qui ont fait de trajectoires individuelles un monde. Le monde du rock.
Au total que trouvera-t-on dans ces pages ? Des blondes d'un soir, des nuits blanches et leurs gueules de bois, des joints, beaucoup de liberté, aucune fascination, cette triste forme médusée de l'admiration ; des musiciens, imposteurs, maudits, vedettes à la sauvette, grandioses ; l'autre histoire du monde, celle des sociétés, de la politique, de l'économie, comme elle déteint sur celle de la musique ; des concerts, des costumes, des amitiés, rivalités ; des milliers de kilomètres de route... assemblés et rassemblés en tableaux kaléidoscopiques (c'est-à-dire : lumineux ; mais aussi : toujours changeants) à faire se pâmer les kids de jalousie – ceux qui y croiraient, tout au moins ; et ceux qui n'y croiraient plus, aujourd'hui. Le critique musical, lui, trouvera un plaisir supplémentaire à cette lecture, qui lui permettra d'interroger sa pratique, son propre rapport à un imaginaire commun, à la vérité et à l'évidence historiques, aux jugements objectifs et subjectifs. Au simple amateur, le plaisir de goûter une fiction vraie. |