N'avez-vous jamais goûté cette amère impression, ce goût âpre des horizons qui s'effacent ? Ce temps, ce champs des possibles qui se restreint à mesure qu'avancent les pas ? Cette exclamation au creux de vous, indiquant sans fard que votre existence aurait dû se situer plus tôt ? Pour entendre, découvrir, mais surtout, vivre de pleins pieds ces belles années que dessinent les musiques pastorales qui en émanent ? N'avez-vous jamais hurlé après l'injustice impartiale qui vous agrippe le bras et vous attire vers le passé, vous tourne la tête pour ne pas voir ce qui va arriver mais plutôt ce que vous avez manqué ? N'avez-vous jamais eu envie de croire que vous pourriez remonter le temps ? L'arrêter ? L'endiguer, face à sa course infernale et inexorablement cassante ? "Le cri", qui jaillit de nulle part à l'arrivée d'un disque sublime, nous fait dire que si nous n'avons pas vécu durant ces années fantastiques, le Souffle Continu nous permet une fois de plus de le revivre, en fermant les yeux, et en s'y voyant.
Tout est question de temps durant le voyage à travers ce disque sublime de Michel Roques. Question de temps et de voyages. Oui, dès "Le Temps", le saxophone de Michel Roques fait des merveilles et prolonge une base rythmique solide mais délicate. Racée, la musique de Michel Roques ne heurte jamais l'auditeur, et chaque musicien tient une place prépondérante tout en sachant laisser emporter la vague des partenaires.
Chorus, Michel Roques au saxo, Jean-Charles Capon au violoncelle (dont nous parlerons plus bas), Franco Manzecchi à la batterie et aux percussions, Patrice Caratini à la basse, Humberto Canto aux tumbas et l'obscur Bachir Touré aux textes. Le temps est donc au coeur de cette suite de poèmes qui naviguent entre surréalisme et réalité d'une société déjà troublée. La section rythmique de Mal Waldron de la fin des années 60 durant son séjour parisien s'offre ici le luxe de côtoyer un jazz aussi libre qu'accessible, et des sonorités qui donnent à hésiter entre l'Afrique et les pays latins. Par ailleurs, la singularité profonde de ce disque est de ne pas comporter de piano, donnant ainsi une couleur particulière et extirpant alors le jazz de sa forme habituelle. Une alchimie qui fonctionne à plein régime sur les textes absolument remarquables de Nicole Roques. Une fois de plus, le label du Souffle Continu nous offre ce temps que les moins de 20 ans et plus ne peuvent pas connaître en ressortant des archives de Saravah un disque jusqu'ici jamais réédité, qui vous donne tout autant envie de danser que de lever le poing.
Mais les deux compères du Souffle Continu ne s'arrêtent pas là, puisqu'ils rééditent également l'album tout aussi fantastique de Jean-Charles Capon, qui avait travaillé quelques temps auparavant sur le Comme à la Radio de Brigitte Fontaine. Et là encore, ça frappe fort. Dès le premier morceau, l'atmosphère se faire plus mordante. Un groove démarre en trombes et vous assaille sans vous lâcher. Et attention, ça déferle à vous fracasser le cerveau. Au violoncelle donc, Jean-Charles Capon et aux percussions (et quelles percussions !), l'immense Pierre Favre. La basse obsessionnelle qui court vers la ligne de fuite assoie une oppression à l'ouverture qui ne vous quittera pas vraiment sur ce disque plus expérimental, lui aussi issu des archives de Saravah. "Perdu Dans La Cité", "Terrain Vague", "Mauvaises Rencontres", "Sommeil Urbain", nous sommes en 1972, et tout est déjà dit. Lorsque les deux musiciens ne livrent pas une musique acérée, elle se fait plus étendue, plus aérée et suspendue, pour s'écarter des mélodies et des rythmes et se perdre dans des vapeurs obscures.
Là encore, les deux gaillards du Souffle Continu n'ont pas choisi un disque au hasard. Jamais réédité, il est pourtant essentiel et prouve une fois de plus que l'avant-garde française en ce début des années 70 était foisonnante et passionnante. Le disque propose donc une suite de pièces tout aussi brillantes les unes que les autres, où le violoncelle pose des harmonies sublimes ou des crissements agressifs, des plages de silence ou du free jazz débridé. Il met aussi en porte à faux les expérimentations récentes de certaines formations post-rock des années 2000 en démontrant à quel point la musique savait se montrer largement en avance. L'osmose entre le violoncelle de Capon, tout à tour joué à l'archet, martelé, ou maltraité et les percussions de Favre, elles aussi effleurées ou tout à coup hystériques, est parfaite de bout en bout.
Inutile de préciser que la remasterisatiosn est phénoménale, que le son et le packaging sont particulièrement soignés. Une fois de plus, le temps, cet axe central de nos vies respectives est au cœur de ces deux disques en tout point remarquables. Et si finalement, le voyage dans le temps existait vraiment et qu'il suffisait pour cela de se rendre dans une boutique parisienne, située à quelques mètres du père Lachaise, pour tenter l'aventure.
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