Reconverti en littérature, Jonathan Shaw, fils d'artistes, ex-matelot baroudeur qui a connu les sévères addictions ataviques étasuniennes avant de se consacrer avec succès au tatouage et devenir le tatoueur des stars hollywoodiennes, livre avec "Narcisa" un premier roman particulièrement réussi qui constitue une déclinaison carioca de la "Lolita" de Nabokov mais à la puissance dix.
Placé sous le signe de la toxicomanie irréductible, de la frénésie sexuelle et de l'asservissement, cet opus, dont le titre original est "Narcisa. Our lady of ashes, a tale of love and terror" et que son auteur qualifie de "cirque de la vie dans ce qu'elle a de surprenant, de merveilleux, d'horrifiant parfois, vu à travers le prisme de l'imaginaire", plonge en apnée au coeur de la passion amoureuse qui s'avère un abyme sans fond.
Ignacio Valencia Lobos, né au Brésil d'un père gadjo qui a vite taillé la route et d'une mère tzigane alcoolique qui le laisse orphelin à 5 ans, confié à une tante de chez qui il s'enfuit à dix ans pour devenir un enfant des rues de Rio, cette "tribu des bâtards perdus".
Il a tout connu, l'alcool, la drogue, la délinquance, la prison car il est d'une lignée "bonne à foutre à la poubelle" et victime de ce qu'il nomme la Malédiction, celle du sang, ce sang mélangé qui coule dans ses veines. Et pourtant il a survécu.
A la quarantaine, sevré et désintoxiqué, à peine sorti de prison il revient, tel le fils prodigue, dans sa ville natale de Rio à la faveur de l'héritage de sa tante qui lui a légué un petit appartement dans un quartier populaire du centre-ville. Une page semble être tournée.
Mais dès le premier jour, il "la" rencontre. "Son petit sourire de Joconde ou de Joker illumine la nuit et c'est parti, nos regards se croisent et je sais que je suis foutu".
Elle, c'est Narcisa, "lolita carioca et déesse du crack", une nymphette de seize ans aux neurones complètement carbonisés aux drogues, de la colle au crack, punk radicale adepte du "no future-no limit", fille des rues, prostituée, dealeuse, voleuse, et peut-être pire encore.
Immédiatement il l'identifie comme la figure humaine de Dakini, l'esprit féminin de la colère et de la furie dans la mythologie tibétaine et cependant il devient l'esclave absolu de "la Créature" dont le comportement n'obéit à aucune règle ni logique.
Bien qu'irresponsable, ingérable, violente, autodestructrice, délirante et hallucinée, elle devient sa raison de vivre : "Avoir une chérie du genre de Narcisa, c'était l'équilibre parfait entre s'occuper d'une mioche attardée hyperactive atteinte du syndrome de Gilles de la Tourette et vivre en présence d'un génie extraordinaire au visage et au corps de jeune vénus ravagée".
Cet amour monstre et monstrueux l'entraîne dans des gouffres insondables et sa seule planche de salut, si salut il peut y avoir, tient à ce qu'elle ne parvient pas à l'entraîner avec elle dans la spirale infernale de la drogue.
Il conserve toute sa lucidité et se livre à une analyse sans complaisance de l'engrenage maudit dans lequel il est entraîné et dont il ne veut pas s'échapper notamment parce que mû par la croyance en une rédemption et un sauvetage dont il serait l'instrument. Et puis aussi parce qu'elle lui tend un miroir de ce qu'il a été.
L'écriture, telle qu'elle ressort de la traduction de Agathe Neuve, est magnifique. C'est de la littérature, pas de la prose d'atelier d'écriture, qui rend compte de cette effrayante addiction que peut être l'amour quand il est ainsi que l'écrit la chanteuse américaine Lydia Lunch, signataire de la préface, "un champ de bataille, un champ de mines, un abattoir, un camp de réfugiés, un bordel, un asile d'aliénés, une prison, un purgatoire où les brutalités se répercutent à l'infini".
Roman noir et flamboyant, "Narcisa" est également une expérience extrême par plume interposée, une lecture qui consume le lecteur.
Toujours dixit Lydia Lunch "un roman rongé par le désir, dégoulinant de sang, de sueur et de foutre indispensable pour qui s'est fait démonter, niquer jusqu'à l'os par la possessivité et la jalousie".
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