On avait aimé le EP Conforme de Roucaute, enregistré en groupe avec des arrangements variés (rock, funky ou "à-la-Brassens"). Sur scène, changement de registre : il se présente sans musiciens. Juste son corps, sa voix et sa guitare. Même pas caché derrière un micro. Le texte liminaire s’intitule "A nu" et exprime ce ressenti : de plain-pied avec lui, sans la distanciation inhérente au cérémonial de concert. Effet grossissant : l’artiste avec ses grandes qualités et ses petits défauts. Son humanité et la façon dont il la travaille pour en faire de l’art (puisque le style est, dit-on, une accumulation de lacunes qui, une fois retravaillées, fondent une singularité). Ainsi, Gilles Roucaute n’a pas une grande voix et ne joue pas excellemment de la guitare… Mais qu’importe ? Il écrit de bonnes chansons et a intelligence de les agencer dans un spectacle qui, mis en scène avec trois fois rien, compose un univers, un personnage – mettant en valeur ses contrastes et transformant en forces ses éventuelles faiblesses.
Ainsi, il joue de l’étrange dualité entre son physique de fort des Halles et sa voix douce, accentue son côté "ogresque" (barbe et regard inquiétant) pour mieux nous cueillir par les sentiments : des chansons comme "Le Minotaure" ou "Hercule", révélant la part de sensibilité derrière le monstre ou la brute épaisse (la féminité derrière la masculinité), fonctionnent à merveille, mises en valeur par l’imagerie de sa complice Liu Ya Guang – en particulier un très beau travelling arrière révélant ce qui fait battre le cœur du monstre enfermé dans le dédale…
Ailleurs, il ose le grand écart entre sketchs et chansons sérieuses. Le même thème (l’enfance, le sentiment d’être un étranger, l’amour) est souvent traité sous plusieurs angles : du plus bouffon (hilarant "Pardon") au plus sentimental ("Tout"), en passant par le doux-amer. S’il raille un moment le concept de chanson "engagée", c’est par pudeur : pour ne pas avouer que "Frontière" ou "J’ai voté Front National", jouées un peu plus tôt, relèvent d’une inquiétude réelle sur l’état du monde. L’équilibre est bien trouvé, la propension à la rigolade ne nuit pas aux passages les plus émouvants, mais permet de varier astucieusement les climats.
Le spectacle, intitulé "Cracheur de mots", n’est pas un récital à proprement parler : plutôt un mélange de théâtre (tendance café) et de chanson. De même que ses personnages ne tranchent pas entre force et sensibilité, Roucaute ne choisit pas entre textes dits et chantés. Il n’est pas vraiment musicien… mais assez comédien pour occuper pleinement l’espace et créer une connivence avec le public. De même, il ne se fige pas dans une tradition franco-française, mais peut aussi bien évoquer Springsteen (adaptation d’un thème de l’album Nebraska) ou faire danser sur du rock-boum-boum ("L’appel de bébé"), sans se renier. Qu’il dise, chante (ou éructe), avec ou sans accompagnement, n’a plus d’importance : ça fonctionne – malgré les hauts et les bas (le soir où nous y étions, il y en a eu quelques-uns) – on est embarqué par cette espèce de fil d’Ariane de sa personnalité. Du début fragile (où sa voix froide doit se racler plusieurs fois pour s’éclaircir), à la fin maîtrisée (où il emporte sa chanson d’adieu en écho de plus en plus lointain, jusqu’à la coulisse), il s’est passé quelque chose qui nous a ému.
La majeure partie des morceaux (à 3 ou 4 exceptions près) n’ont jamais été gravés sur disque : Roucaute ne promeut pas un CD, mais donne à voir un vrai spectacle. Ses chansons sont assez évidentes pour qu’on se les approprie sans les connaître au préalable. Au final, on ne fredonne pas un refrain plus qu’un autre (même s’il y en a des bons) – mais on le retient, lui. Le chanteur-diseur s’était imposé, par-dessus ses créations. Comme une présence singulière. |