Comédie dramatique de Thomas Bernhard, mise en scène de Krystian Lupa, avec Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Agnieszka Mandat et Piotr Skiba.
Krystian Lupa met en scène, superbement et dans sa version originale, "Déjeuner chez Wittgenstein" de Thomas Bernhard, opus polysémique et complexe, sous l'apparence de tragi-comédie bourgeoise, qui s'inscrit dans le théâtre de l'intime et de la cruauté réunies et, concomitamment, constitue une splendide machine à jouer.
Combinant les tropismes bernhardiens, il décline la tragédie métaphysique et l'ambivalence paradoxale haine/amour à travers une satire de la bourgeoisie déliquescente hybridée avec un psychodrame décliné sur le mode du rituel régressif des chamailleries de fratrie et des convulsions psychiques liées au complexe d'Oedipe et à l'inceste adelphique.
La partition revêt la forme d'un délire à trois entre les ultimes rejetons d'une famille de la grande bourgeoisie industrielle autrichienne tout aussi sclérosante que pathogène, deux névrosées et un psychotique, et descendants stériles sur tous les plans et notamment au regard du talent philosophique ou artistique auquel ils aspir(ai)ent e, tant que signe d'appartenance à l'élite intellectuelle et seule posture acceptable dans un monde honni et profondément méprisable.
Les filles, femmes inaccomplies et actrices ratées qui ne montent sur scène qu'épisodiquement dans le théâtre dont le père avait acquis la majorité du capital, s'éreintent en rivalité sororale à forte composante affective à l'endroit de leur frère.
A l'apparent lâcher-prise désenchanté et sarcastique de la cadette (Małgorzata Hajewska-Krzysztofik), qui se consume dans une oisiveté aboulique placée sous l'antienne "manger, boire et fumer" en feuilletant des magazines, répond l'hyperactivité domestique de l'aînée (Agniezka Mandat) auto-érigée en substitut maternel et confite en résignation perverse.
Le fils (Piotr Skriba), demeuré un enfant à jamais douloureux de la détestation paternelle et de l'amour ambigu d'une mère cruelle, philosophe raté qui n'a pu décrocher le doctorat convoité, maniaco-dépressif, paranoïaque et vrai-faux suicidaire, s'est réfugié, après une tentative de vie en ermite en Norvège, dans la select maison de santé de Steinhof.
Son retour dans la demeure familiale, mausolée compassé du "catafalquisme", sur l'instance du désir de sa soeur aînée de reformer leur trio est pour le moins source de tensions et de contradictions.
Krystian Lupa les place dans le salon vieillot d'une maison de poupée défraîchie qui, avec son encadré rouge fluorescent et, tendu à mi-hauteur de la cloison inexistante, son fil rouge évoquant un électrificateur de clôture, fait office tant de clôture symbolisant leur pandémonium fraternel que de boîte de Pétri.
Bien rodés, ces quinquagénaires otages de leur enfance gâtée à nouveau réunis se livrent à une nouvelle représentation de leur catharsis sans résilience, car demain sera un autre et même jour.
Krystin Lupa dirige de main de maître des comédiens exceptionnels par leur maîtrise du jeu non verbal permettant de restituer - et rendre clair - le flux de pensée des personnages qui contribue à leur remarquable incarnation.
|