"Nous
sommes tous sortis du Manteau de Gogol ! ", s’exclama
un jour l’immense romancier Fédor Dostoïevski,
qui, des "Pauvres gens" où ses propres personnages
vont jusqu’à citer des répliques entières
de l’ouvrage en question au "Double", dont le
thème fait explicitement référence au "Nez"
de Gogol, ne s’est jamais caché d’avoir fait
son apprentissage littéraire en fréquentant assidûment
les productions du maître ukrainien. Celles, du moins,
rédigées par Gogol l’écrivain satiriste,
avant que celui-ci ne soit sacrifié au profit du converti
radical et sermonneur qu’il devait bientôt devenir…
Sous l’emprise d’une exaltation religieuse exacerbée
par un état de santé défaillant, Gogol
(1809-1852), convaincu de la nécessité de purifier
son âme et son œuvre, consacrera en effet les dix
dernières années de sa vie à remodeler
sans cesse sinon détruire des pans entiers de cette dernière,
sous prétexte de la moraliser et rendre plus conforme
aux préceptes et enseignements orthodoxes. Brisant jusqu’au
moindre souffle du génie créateur qui l’avait
fait connaître et reconnaître comme l’un des
tout premiers prosateurs de l’histoire littéraire
russe, à l’instar d’un Pouchkine en poésie…
Restent des recueils comme les "Nouvelles de Pétersbourg "
(comprenant "Le manteau ", "Le nez ", "Le
portrait", "La perspective Nesky " et "Le
journal d’un fou ), la comédie "Le révizor"
ou encore la première partie de "Les âmes
mortes " (de la seconde, gâchée par le ton
prophétique et suffisant de leur auteur, ne nous sont
parvenus que des fragments), son grand roman. Portés
par un goût de l’observation particulièrement
aiguisé et une verve caustique jusqu’alors inédite,
ces petits chefs d’œuvre de cocasserie insolente
jouirent, de Dostoïevski à Boulgakov, d’une
influence considérable dans la littérature russe.
Car l’écrivain s’avère alors profondément
novateur. Poursuivant le mouvement impulsé par Pouchkine
et suivant ses conseils, Gogol s’empare avec une joyeuse
irrévérence du cœur de la société
russe pour trouver ses sujets – quitte à s’appuyer
sur les anecdotes alors en vogue, comme c’est le cas dans
le Manteau. Au mépris de la censure avec laquelle il
doit pourtant composer, il développe certains aspects
de la vie quotidienne avec une telle impertinente minutie, qu’il
n’est pas difficile pour tout un chacun de s’y reconnaître
et de s’identifier. À la sortie du Révizor,
le tsar Nicolas Ier lui-même s’écrira : "Tout
le monde en a pris pour son grade, moi le premier."
Ainsi en va-t-il de "Le manteau".
Dans cette nouvelle vraisemblablement inspirée par
sa propre expérience d’ex-employé frustré
de ministère, Gogol dresse un portrait impitoyable d’Akaky
Akakiévitch Bachmatchkine, "conseiller titulaire
perpétuel" à la splendide insignifiance dont
le conformisme solennel, l’étroitesse d’esprit
et la pusillanimité auront beau jeu de l’ériger
bientôt en parfait symbole du petit fonctionnaire russe,
à la médiocrité éclatante…
Attachée au sort funeste destiné au pauvre Akaky,
l’intrigue, tenant en quelques phrases, paraît des
plus minces. Mais peut-on même encore ici parler d’intrigue
? Pour la résumer succinctement, l’histoire serait
celle d’un pâle copiste, appliqué dans son
métier au point de ne chercher ailleurs nulle autre distraction
du corps ou de l’esprit. Grande affaire de sa vie - marquée,
à sa décharge, par une impécuniosité
réelle et un embarras constant - : l’achat d’un
manteau neuf. Totalement élimé, le tissu du précédent,
sorte de "robe de chambre" informe constamment raillée
par ses collègues d’infortune, ne permet plus aucune
réparation… Hélas, ô combien, pour
notre petit homme : attaqué par des brigands le soir
même du jour heureux où il inaugure enfin son précieux
habit, il s’en trouve dépouillé et finira
par en mourir, tant de froid que de chagrin, dans l’indifférence
générale la plus absolue…
Gare toutefois à la malice de la plume gogolienne,
qui n’hésitera pas à basculer dans le fantastique
pour réclamer, au nom du malmené, justice et réparation…
Malice, car le ton du récit, en dépit d’un
thème a priori dramatique et poignant, s’inscrit
dans un registre fantaisiste résolument tourné
vers le rire, ou plus exactement la dérision.
En déclenchant pareille avalanche de déboires,
Gogol ne cherche pas en effet à émouvoir son lecteur.
Brocardant en permanence sa créature dans un discours
qui se joue des poncifs pathétiques et misérabilistes
propres au genre moralisateur, l’écrivain la ridiculise
bien plus qu’il ne s’emploie à la défendre
ou à l’absoudre. Multiplication des rebondissements
invraisemblables, interruptions et digressions récurrentes
d’un narrateur à l’omniprésence aussi
facétieuse que sarcastique : s’appuyant sur des
ressorts comiques inédits en Russie, mais où l’on
peut retrouver la trace du fataliste Jacques de Diderot et plus
encore, avant lui, de l’humoristique Tristam Shandy de
Laurence Sterne, Gogol a inondé son récit d’un
second degré qui prévient constamment une totale
adhésion du public à la cause Bachmachtkienne.
De fait, les attitudes, monomanies et obsessions du désolant
employé sont croquées avec une drôlerie
dont le cynisme dissimule mal le peu d’estime véritable
dans laquelle le prosateur tient in fine son personnage. À
commencer par l’étymologie pour le moins triviale
du nom de famille de ce dernier qui, renvoyant au russe "bachmak",
ne signifie rien d’autre que le peu glorieux "soulier"…
Euphémismes et demi-mesures dépeignent de même
un physique indistinct et banal : "quelque peu roux",
"quelque peu bigle", l’homme, de petite taille,
n’est "pas bien remarquable". Beaucoup plus
vagues que descriptives, les phrases qui le dessinent ne le
définissent pas ni ne le "campent" réellement,
entretenant un flou comique qui diminue d’autant sa capacité
à exister pleinement dans un milieu où le paraître
s’avère pourtant fondamental. Il manque, cruellement,
de vie et de relief.
Akaky-le-restreint fait ainsi montre d’une indigence
intellectuelle et sociale, pour ne pas dire affective, certaine.
En dépit de sa fréquentation quotidienne des lettres
et des tournures stylistiques retranscrites, il n’apprend
pas ni ne retient, muré dans un mutisme parodique dont
il ne parvient à s’extraire qu’au profit
de phrases sibyllines particulièrement confuses, voire
de simples interjections forçant le rire, à ses
dépens… Culturellement limité, il s’avoue
logiquement incapable d’exécuter une autre fonction
que celle, somme toute répétitive et étriquée,
de copiste assignée, dans laquelle il témoigne
d’un zèle dont la constance méticuleuse,
couplée avec un comportement routinier jusqu’à
l’absurde, masque surtout une absence totale de perspective
et d’ambition.
Toutefois, cet être terne conserve, en dépit
du grotesque qui fondamentalement le caractérise et l’amoindrit,
des aspects attachants à l’excès. Constamment
submergé par des forces supérieures objectives
qui le dépassent, comme le froid ou l’infortune
(… dans tous les sens du terme), notre antihéros
exemplaire est paradoxalement abrité par cette malheureuse
image d’un absolument malchanceux. Souffre-douleur personnifié,
valeureux dans ses faiblesses, il augure en quelque sorte de
cette longue lignée de pauvres petits hommes veules,
généreux et dominés toujours devenus chers
ensuite à la littérature réaliste d’un
Tolstoï ou d’un Dostoïevski, pour ne citer qu’eux.
L’ironie que Gogol distille implacablement tout au long
du récit interdit toutefois d’accoler une telle
étiquette à sa prose. Humoristique, l’ouvrage
n’est pas compassionnel, et définir Akaky par sa
seule existence en creux ne suffit pas à épuiser
tout ce que de lui on pourrait dire encore. En réalité,
sa non-mesure ne se révèle édifiante qu’en
ce qu’elle permet à l’auteur de dépasser
le sort particulier qui le concerne pour, l’englobant,
s’attaquer à l’ensemble de la communauté
russe...
Construisant ses fables à l’aide de personnages
archétypaux (fonctionnaires, artisans, petits commerçants
ou divers gradés de l’armée), Gogol n’a
certes pas manqué en effet de pointer avec acidité
une société oppressive, figée dans l’archaïsme
de son mode de vie et la pesanteur de ses habitudes. Plus précisément
visé dans les Nouvelles, le Tchin, ou table des rangs,
enserre chacun des individus qui la composent dans le carcan
d’une hiérarchie immuable, fractionnée en
quatre classes (Cour, Église, Armée et Administration
civile) et niveaux dont les plus élevés, 7 sur
14 tout-de-même, resteront par définition à
jamais inaccessibles à qui ne serait pas issu d’une
souche fortunée au sang noble…
Pétersbourg elle-même n’échappe pas
à cette obsession du pouvoir et de la classification.
Fondée au début du 18ème siècle
par Pierre le Grand afin de donner à la Russie une ouverture
sur l’Occident, la ville, pourtant réputée
pour sa modernité et son cosmopolitisme éclairé,
a perdu son aura sous l’encre vitriolée de Gogol.
Ici aussi s’incarnent les stigmates criants, tant physiques
que psychologiques ou moraux, de cette gradation - ou dégradation
- tchinique. Non seulement les habitants ne sortent jamais de
la ville, mais s’aventurer en son sein hors des secteurs
qui leur sont naturellement assignés apparaît hors
de propos, sinon périlleux - ce dont témoigneront
les mésaventures d’Akaky dépouillé.
Faut-il y voir les traces de la déception brutale qu’éprouva
l’écrivain à son arrivée dans la
nouvelle capitale tsariste, alors qu’il n’était
encore qu’un jeune provincial âgé d’à
peine vingt ans, rempli d’espoir et d’illusions
naïves ?... Quoi qu’il en soit, Pétersbourg
apparaît comme une prison dorée où semblent
ne vivre que des fantômes sans existence propre, chacun
stagnant dans le rang que le sort lui a consacré et se
devant de jouer jusqu’au bout, petit automate sans envergure,
le rôle prédéterminé par cette ultime
appartenance. Qu’il vienne, de quelque façon que
ce soit, à y manquer, et le destin se chargera de le
châtier avec sévérité…
Alors ? Est-ce à dire que la satire est sociale, que
Gogol, exaspéré par la structuration proprement
verticale d’un tel système en forme de castes,
en appelle à la rénovation constitutionnelle de
son pays, à la révolution enfin ? Voilà
qui serait lui prêter un rôle usurpé de rebelle
ou d’agitateur, qui outrepasserait très largement
et son projet littéraire et sa vision du monde...
Gogol, d’abord, n’est pas un révolutionnaire,
et ses convictions politiques restent foncièrement conservatrices.
Bien moins que le pouvoir ou le régime autocratique du
tsar, c’est le cœur même du comportement et
des mœurs de ses petits sujets qui est ici visé.
Car Gogol n’est tendre envers aucun de ses personnages
! Si les quelques personnalités "haut-placées"
du roman, remplies du sentiment de leur toute-puissance illusoire,
ne font que se gargariser de leur propre importance, les plus
humbles ou nécessiteux, de leur côté, se
contentent de subir, confondant tout autant autorité
légitime et brillance. Comiquement pitoyables, ils tâchent
de les soudoyer, louvoyer, les enviant voire les imitant, chacun
à son échelle, en guise de réponse.
Si l’ensemble est figé, c’est donc d’abord
parce qu’aucun des individus qui le composent ne sait
évoluer ni même ne le souhaite, cherchant à
le remettre en cause. Chacun, théâtral et suffisant
à sa manière, tend à montrer et non démontrer,
errant sur le sens des vraies valeurs dans un monde médiocre,
aussi impitoyable que factice et désœuvré.
N’eût été l’intransigeance du
sort qui lui fut réservé, Akaky lui-même
n’aurait jamais douté de tels principes. Il était
épanoui, le petit, le mesquin, dans son univers rudimentaire
et invisible, et sa réapparition violente sous les traits
d’un fantôme atteste, au fil de sa métamorphose,
de la nature réelle de son être, aussi corruptible,
aussi tyrannique que les dignitaires qui l’ont auparavant
laissé mourir.
Partout ne règnent que mensonge et goût du paraître,
hypocrisie et faux-semblant. Une vanité vaine et fallacieuse
œuvre sans cesse en maîtresse, infiltrant tous les
niveaux, tous les tempéraments. C’est cela, précisément,
que Gogol cherche à faire paraître. Ainsi son tableau,
gagnant en généralité et férocité
ce qu’il perd en sensibilité et commisération,
n’est pas un pamphlet politique magnanime mais une fable
humaine intransigeante et cruelle, dans laquelle l’auteur
ausculte avec une précision quasi-clinique les caractères
de l’ensemble de ses semblables… S’il lutte,
s’il s’indigne, c’est contre le "pochlost",
vocable russe sous lequel se cache le vice universel de la vulgarité,
de la trivialité, de l’avarice et de l’envie.
Le rire est noir, taché de sang, qui masque sous un divertissement
enchanteur mais profondément désenchanté
une vision du monde particulièrement pessimiste.
L’écrivain aimable et drolatique voile à
grand peine le philosophe angoissé, libre-penseur et
surtout métaphysicien à la recherche de l’âme,
de l’éthos de ses contemporains. D’où,
sans doute, la multiplicité des tons, les ruptures, les
digressions audacieuses d’un style prodigieux ici pleinement
à l’œuvre. D’où, peut-être
aussi, la chute ultime d’une encre farouche et fabuleusement
inventive, sous le joug despotique d’un intégrisme
religieux intégral. |