On peut distinguer deux facettes de l’électro-jazz : une lounge musique très mode, affectée, chiquement popularisée en son temps par des groupes comme Saint Germain ; et une musique minimaliste et sensible, discrète, "musique d’ascenseur" tortoisienne. C’est à ce dernier courant que Triosk continue de confier sa barque avec The headlight serenade, excellent troisième opus.
A entendre cet album, il est d’ailleurs clair que la musique d’ascenseur a encore de bien beaux jours devant elle, malgré cet étiquetage honteux, que l’on acceptera finalement de bonne grâce, la question n’étant pas tant de savoir si, oui ou non, il faut réserver de telles compositions aux atmosphères confinées d’une ascenseur, mais plutôt de se demander ce que l’on entend par là.
Car l’on n’a pas parlé, c’est certain, de musique de supermarché - celle-ci, cette télé que l’on dit réalité en produit en quantité, assez, en tout cas, pour compléter les quotas d’une variété francophono-francophile parfois essoufflée - ni même, encore moins, de musique de salle d’attente, cette musique que l’on écoute dans l’immobilité stérile d’un contretemps, d’un délai non souhaité et qui n’épuise son sens que dans la réalisation effective du rendez-vous espéré ; non, non, non, c’est bien dans un ascenseur que la musique de Triosk sera à sa place. Admettons-le.
On pourrait gloser longtemps sur les activités essentielles qui prennent place, si l’on y songe, dans ces cabines à déplacement vertical automatique : comment l’on s’y repeigne, s’ajuste dans le miroir ; comment, avant le fatal rendez-vous, l’on s’essuie les mains moites sur le pantalon de flanelle que l’on avait acheté en solde ; quelle quantité de derniers morceaux de salades coincés entre les dents on réussit enfin à y extirper ; quelle quantités de coïts improbables, réels ou fantasmés, y ont lieu, dans la moiteur exiguë d’une panne, elle aussi réelle ou fantasmée, ou dans l’urgence trouble d’une ascension ininterrompue, commandant à l’homme soulagé une précocité éjaculatoire autrement socialement inacceptable ; quelles décisions irrémédiables l’on y arrête, pour les abandonner dès le palier ; quels regards gênés refusent de s’y croiser, obstinément ; combien de graffitis insultants ou, plus rarement, laudatifs, y ont été rédigés ; quelles salutations gênées, brèves, presque coupables s’y échangent ; quels beaux textes de Pierre Desproges y ont pris naissance…
Sans s’attarder plus longtemps sur ce détail, drôlatique mais trop banal pour que l’oreille du mélomane curieux n’ait envie d’y perdre le temps de son œil, on conviendra tout au moins que l’ascenseur, comme lieu de vie, en vaut bien d’autres - et l’on évoquera brièvement la symbolique propre au lieu : moyen de l’ascension ou de la descente, la dualité du ciel et des enfers - non pas ceux de la punition des méchants, mais ceux où Orphée descendit chercher son aimée ; exiguïté du lieu - pardon : du vecteur, dont le parcours phallique répond aux fantasmes d’enfantement qu’il suscite, l’ouverture périodique et béante de ses portes rappelant immanquablement celles du sexe (de la femme, de la mère), dans le temps même où leur fermeture, alliée à l’atmosphère confinée, à l’obscurité relative, ne peuvent pas ne pas faire songer l’homme, seul dans cet ascenseur comme il le serait dans son tombeau, à l’inéluctabilité de sa mort. L’ascenseur, s’il est un lieu de vie riche et complexe, est ainsi surtout le symbole de la vie et de la mort, de l’amour et de la sexualité, l’espace confiné d’un vertige que l’on n’aura jamais véritablement apprivoisé. Evidences, là encore.
Ainsi envisagée, la musique d’ascenseur est-elle réellement ce genre pauvre que l’on voudrait nous faire croire ? N’est-elle qu’un bruit de fond, que l’on n’écoute même pas, qui n’est là que pour combler l’embarras d’un moment vide ? En aucun cas. Loin d’être péjorative, comme on a pu l’imaginer tout d’abord, cette appellation réfère la musique au sens même de l’existence humaine, à l’absolu et à l’universel, c'est-à-dire à Dieu ou, s’il est mort, aux pulsions de l’inconscient. CQFD.
C’est à ce sens du terme que l’on peut dire que Triosk se révèle avec son nouvel opus, aux sonorités évocatrices, comme l’un des représentants les plus éminents du genre. Il le renouvelle même dans une large mesure, puisque c’est une musique improvisée que propose le trio. Les pièces y gagnent une légèreté, une spontanéité qui a pu parfois faire défaut aux hybridations électro-jazz ; elles savent surtout y garder un faux minimalisme appréciable qui rend important chaque geste musical, chaque touche de piano ou frappe de batterie, et met en relief le foisonnement soudain, la densité retrouvée de certains passages.
Marier la froideur chirurgicale de l’électronique avec le brouillonnement (sic) chaud du jazz peut paraître une entreprise périlleuse ; mais plus périlleux encore est de se livrer à cet exercice sans affectation moderniste. A ce jeu-là, Triosk ne commet aucune faute, et sa musique garde, malgré sa très grande richesse, une simplicité des plus louable. Avec un art consommé de la fausse répétition, de la variation jazzy sur le même thème déconstruit, un goût pour les ornementations électroniques discrètement omniprésentes, The headlight serenade est un album d’une maturité et d’une maîtrise totales, admirable de justesse, de fraîcheur et d’inventivité, véritable modèle d’un genre où le jazz sait conserver l’esprit du jazz, ne pas être simple prétexte à une fade bouillie électro-suffisante - un album qui risque malheureusement de ne pas savoir s’attirer les faveurs des oreilles les plus neuves. |