Comédie dramatique de Frédéric Révérend et Henrik Ibsen, mise en scène de Thierry Roisin, avec Xavier Brossard, Yannick Choirat, Noémie Develay-Ressiguier, Didier Dugast, Dominique Laidet, Eric Louis et Florence Masure.
Il suffit d'une bonne raison pour louer et aller voir un spectacle. Mais en matière théâtrale abondance de biens ne saurait nuire et Thierry Roisin en donne au moins trois avec "Ennemi public".
En premier lieu, de la scénographie épurée avec la plateforme trispatiale de Laure Pichat à l'interprétation par un septet de comédiens épatants en passant par les partis pris dramaturgiques et la direction d'acteur, le spectacle s'avère une totale réussite.
D'autre part, Thierry Roisin a choisi une des pièces magistrales de la série des drames modernes écrits par Henrik Ibsen de surcroît rarement porté à la scène, "Un ennemi du peuple", dont l'universalité et l'intemporalté, par delà sa contextualisation dans la Norvège du 19ème siècle, l'inscrit au rang tant de la tragédie classique qu'à celui du théâtre politique moderne.
Enfin, avec la traduction et l'adaptation de Frédéric Révérend qui livre un texte percutant rendant hommage à la plume acérée et à l'analyse radicale et puissante d'Ibsen, Thierry Roisin a opté, pour cette partition pour laquelle son auteur lui-même n'avait pas tranché entre la comédie et le drame et qui serait une farce savoureuse n'étaient la gravité des enjeux, pour de judicieux parti-pris dramaturgiques en la plaçant sous le signe de l'humour noir, rire pour ne pas pleurer, un rythme d'intrigue policière efficace même si même si le désenchantement d'Ibsen ne laisse pas présager d'un happy end hollywoodien, et, coup de génie, en érigeant l'auditoire en factotum de la fameuse majorité silencieuse, levier de la démocratie, qui est au coeur de la dialectique ibsenienne.
Dans une bourgade qui a gagné le jackpot en devenant station thermale, le médecin des bains à l'origine du projet, et frère du maire, suspecte une pollution de la nappe phréatique. A la réception des analyses confirmatives, il s'avise tant par éthique professionnelle que par droiture citoyenne d'alerter les différents intervenants publics et d'informer ses concitoyens afin de réaliser les indispensables travaux d'assainissement.
Mais homme intègre persuadé de son bon droit et idéaliste, il manque de diplomatie et d'habileté politique n'ayant pas compris que l'intérêt général n'est que la somme d'intérêts particuliers ce qui est d'autant plus sensible dans le microcosme socio-politique local où les intervenants ne sont pas des appareils ou des entités mais des individus, des voisins, des amis. Devenu l'empêcheur de danser en rond, il devient quasiment l'homme à abattre.
Dans cette pièce, satire sociale et critique politique, Henrik Ibsen dissèque au scalpel et à vif la démocratie, récuse l'apologie du peuple vertueux, fustige le leurre du progressisme, illustre la propension au girouettisme de la masse plébéienne imbécile, lâche et aisément manipulable et l'ambiguité de la classe moyenne petite bourgeoise, fulmine contre la tyrannie de la majorité et dénonce le mythe du 4ème pouvoir, et notamment celui de la presse d'opinion inféodée tant à son lectorat qu'aux sponsors locaux, tout comme il met en garde contre les excès d'idéalisme.
Inutile d'insister sur la résonance contemporaine qui est bien évidemment tautologique. La mise en scène de Thierry Roisin est nette, précise, sans bavure et la distribution parfaite. Les comédiens, qui s'improvisent percussionnistes pour, en fond de scène, exécuter les bienvenus intermèdes composés par François Marillier, incarnent parfaitement les personnages qui, dans ce théâtre d'analyse et de dénonciation, ne s'embarrasse pas de psychologisme.
Yannick Choirat compose avec beaucoup d'acuité le personnage du juste humaniste et la novation qui s'opère quand l'irresponsabilité criminelle de ses interlocuteurs déclenche le syndrome du chevalier justicier qui vire au nihiliste révolutionnaire puis au fasciste soutenu par une épouse fidèle, Florence Masure très juste, et une fille passionnaria joliment incarnée par Noémie Develay-Ressiguier.
Dominique Laidet est ébouriffant en frère ennemi jaloux et en maire gentleman-farmer qui joue le hobererau de province, odieux et madré tout autant que pragmatique qui connaît bien ses administrés et sa marge de manoeuvre face aux acteurs économiques et aux potentats financiers.
Pour camper les amis du peuple et les opportunistes frelatés, Thierry Roisin a constituée une belle brochette de comédiens : Didier Dugast, irrésistible en président de l’association des petits propriétaires-entrepreneurs, représentant de la majorité modérée le cul entre deux chaises, Xavier Brossard, plus vrai que nature en baudruche révolutionnaire et Eric Louis, journaliste d'opposition qui voudrait bien combattre pour de nobles causes, condamné au rôle de poudre à éternuer, qui ne serait que pitoyable s'il n'était capable de s'allier au pire.
Un spectacle excellent qui fait mouche à fleurets non mouchetés. Et les spectateurs pris à témoin, sinon à partie, sont dans leurs petits souliers. Ca doit leur rappeler quelques petites choses... |