Comédie dramatique de Christian Siméon, mise en scène de Thierry Falvisaner, avec Arnaud Aldige, Julie Harnois, Elizabeth Mazev et Christophe Vandevelde.
A la fois suite, adaptation et variation autours du mythe de Médée, la mère infanticide, "Les eaux lourdes" de Christian Siméon transportent dans une France d'après guerre empreinte de douleur de non-dits et de culpabilité, en mêlant à la fois Histoire, mythologie et drame psychologique.
Sous la plume de Christian Siméon Médée est devenue Mara, Jason est Pierre. Mara et Pierre se sont follement aimé. Un enfant est né de cette union. C'était avant la guerre, avant que Pierre ne s'engage dans la résistance, et ne revienne transformé. Pierre a quitté Mara, enceinte à nouveau et celle-ci a tué leur premier fils, par égarement, ou par vengeance.
Vingt ans plus tard, Mara aime toujours Pierre. Passionnément. A la folie. Chaque jour elle lui écrit une longue lettre qu'elle confie à Alix, une jeune femme qui vit avec elle et l'aide à élever le petit Ian, fils de Pierre, enfant simple et vraisemblablement autiste.
A force de remettre des lettres à Pierre, Alix est devenue sa maitresse. Le jour où elle ouvre enfin une de ces fameuses missives, elle initie bien malgré elle le processus implacable élaboré par une Mara prête à tout pour reconquérir l'être aimé. Entre mensonges et manipulations, le spectateur est alors embarqué dans un drame d'où personne ne sortira tout à fait indemne.
L'écriture affûtée et parfaitement maîtrisée de Christian Siméon fait mouche à chaque mot, tissant petit à petit la trame d'une histoire à la fois simple, complexe, intime et universelle.
En plaçant son récit dans la France d'après-guerre, il transpose le mythe dans l'Histoire, inventant un genre qu'on pourrait nommer "mythologie personnelle". Il se fait ainsi le porte parole de générations qui ont grandi dans les histoires de guerre et ont porté sans le vouloir les non dits, la culpabilité et la complexité des sentiments qu'ont engendré le conflit, l'occupation, la collaboration, tout comme la résistance.
Ce texte, ayant bénéficié de la bourse Beaumarchais en 2000, aurait pu rester dans les tiroirs sans l'enthousiasme conjugué de Thierry Falvisaner, qui signe une mise en scène magistrale et d'Elisabeth Mazev, qui se voit ici offrir un rôle à la mesure de son talent.
Véritablement époustouflante en Mara, à la fois sensible, fantasque, manipulatrice, cruelle et perverse, elle semble accumuler les masques, dévoilant tour à tour les multiples aspects d'une personnalité étonnante, et toujours très crédible. Son amour torturé, violent, et à la limite de la folie inonde tout le spectacle et éclipserait presque ses partenaires qui sont pourtant tout aussi talentueux.
Christophe Vandevelve campe un Pierre complexe jusque dans ses silences tandis que Julie Harnois incarne une Alix juste et percutante. Quant à Arnauld Aldigé, il est crédible et touchant dans le rôle à la fois limité et pourtant central de Ian.
Sur un plateau nu, bordé de plastiques aussi troubles que les eaux auxquels le texte fait sans cesse référence, la scénographie se veut épurée pour faire table rase d'un passé trop douloureux et qui n'a pas besoin de rappel scénique pour exister de manière palpable.
Thierry Falvisaner fait la part belle à la tragédie, s'appuyant sur l'impeccable jeu de ses comédiens et une bande sonore de Shoï Lorillard, sombre et angoissante, qui rythme le texte et les respirations, et semble densifier l'air, par moment irrespirable.
Histoire de vengeance, d'amour contrarié, où l'horreur côtoie la culpabilité, sans manichéisme ni complaisance, "Les eaux lourdes" est avant tout un spectacle qui englobe l'humanité toute entière, véritable mythe des temps modernes qui trouve un écho indéniable dans l'inconscient collectif de notre société enfantée par les guerres.
Un texte saisissant, une mise en scène impeccable, une interprète principale époustouflante. Un spectacle d'une rare qualité théâtrale. |