Pour moi, Godspeed You! Black Emperor sera toujours la bande originale de : cet automne-hiver-là, interminables d'obscurités, d'errance triste ; un parking le printemps suivant, où dormir, harassé avant l'épreuve ; des kilomètres de route avalés, seul éveillé au volant, sous la pluie torrentielle balayée mollement par les essuies-glaces épuisés ; la solitude de mes sommets montagneux ; une friche industrielle, un millier de kilomètres ailleurs, dans la solitude de la fin du monde...
Où est-elle passée, cette vieille voiture rouge ? Où sont-ils, ces prénoms des temps passés ? Comme avalés dans un blizzard nord-américain. Révolus. Godspeed !
Dix années de hiatus, comme la page d'une vie détournée, courue hors de la course qu'on lui avait prévue – pour le bien, forcément pour le bien, les pages sont faites pour cela, les phrases ne se suivent pas. Jamais.
Et pourtant, les Montréalais reviennent. Simplement, en concert, puis sur disque. Pas une ride n'a été prise. Leur musique sent l'érable, comme on dirait qu'elle sent la poudre – ou le sapin. Colère du temps, avec toujours ces mêmes refus sans concession.
On aurait pu avoir toutes les craintes, celle du déclin, celle des recettes, celle des redites, celle du prête-nom, celle de la vacuité, de la maladresse, de la trahison, même. Et les autres.
Et pourtant : ces dix années ont passé, mais il n'y a rien d'autre à en dire. C'est un fait, calendaire. Mais elles n'ont rien avalé, rien changé pour le groupe. Aujourd'hui, comme hier. Très exactement, comme hier.
Deux drones et deux longues pièces instrumentales, mises en disque de Gamelan et Albanian, titres issus du répertoire scénique de Godspeed era Yanqui U.XO. De fait, on croirait s'y entendre, très exactement. Dix années ont-elles passé ? 'Allelujah ! Don't bend ! Ascend ! réussit l'impossible résurrection à l'identique. Le professeur Frankenstein avait fait bien pire, d'entre les morts.
Un faussaire pourrait aisément entretenir la légende de l'outtake frelaté, d'ailleurs. L'EP complémentaire, les inédits tirés du chapeau. Pourtant non, la créature Black Emperor est bien vivante.
S'il fallait songer à d'autres qu'à eux-mêmes, on évoquerait le Boléro de Maurice Ravel, Spacemen 3, Mogwai. Ce ne serait que des mots. La grande densité du disque ne serait pas que des mots. Métal fondu, brûlant, hurlant comme il se déchire. Godspeed déflagre, s'emporte, tempêtant. La cendre a remplacé la neige dans les tournoiements de la tempête, la colère la mélancolie – bien avant, déjà, d'ailleurs, que ces dix années aient eu passé.
Et dans dix ans ? Où ? Seront-ils encore ? Et moi ? Quels vestiges d'aujourd'hui auront été perdus, demain ? Quelles fins, pour quel monde à venir ? Où sera cette voiture blanche, où seront ces visages-prénoms familiers ?
Le temps. La peur, la mort, l'oubli ? Certainement pas. Ne pas plier. Ne pas plier. Ne pas plier. Ainsi soit-il. |