Avant même l’arrivée
de la première partie on sait déjà qu’on
est mieux sur la Guinguette que devant sa télé, la
succession des titres de Fugazi diffusés
dans les enceintes de l’esquif du XIIIe empêche de s’ennuyer
et c’est donc sur un fade-out de Ex-Spectator que Goom
entre sur scène.
Pour situer les choses, le quatuor sont des Superheroes qui s’énerveraient
et servent un électro-clash qui fonctionne parfois mais n’apporte
pas grand chose, en gros guitares sur synthétiseurs et on
crie pas mal, le genre de groupe qu’on ne croise presque plus
ces temps-ci. Question de mode ? Le sentiment d’anachronisme
domine et on est plus remué par le retour des Fugazi.
Avec 90 Day Men on sent rapidement qu’on
est face à la musique du 21e siècle, une musique qui
se cherche et qu’on n’imaginait pas tout à fait,
sans époque et à l’écart des modes, qui
s’appuie sur des références musicales diverses
pour mieux s’en affranchir et offrir une musique totalement
inédite et clairement hypnotique avec une classe à
laquelle on ne peut être insensible.
La littérature évoque à leur sujet Bowie
période berlinoise, c’est plutôt bien vu même
si cela ne retranscrit en rien leur musique, comme cela pourrait
il être possible d’ailleurs : en caricaturant on y trouve
un fond bien digéré d’indie-rock/post-rock/free-jazz/prog-rock
sur des nappes de piano qui rappellent un peu un Black
Heart Procession en moins lourd mais surtout Berg
Sans Nipple (on ne s’étonnera peu de croiser
Lori Sean Berg ce soir là), lui
aussi inclassable et touche à tout, en moins répétitif
et plus "pop".
Sur scène la formation dégage un charisme certain
: Robert à la basse, fait penser
à un Arthur Lee encore vert,
à la fois sage et passionné, possédant une
voix totalement stupéfiante, androgyne et aux envolée
imprévisibles et habitées. Brian
cultive lui un retrait tout aussi intriguant de tête brûlée
de l’indie rock à la Enon
chantant par contraste de manière monocorde et effacée
totalement accaparé par sa guitare. Cayce
assure la section rythmique avec sa batterie et sa moustache de
bucheron et Andy, à la pose edgy
et sans complexe, ne quitte pas les doigts des touches de son piano
qu’il parcourt avec exhubérance et sans affect parfois
en poussant son chant de crooner décadent. On est donc bien
loin de cette pose de guitaristes élevés au rock fm
et au gibolin, de la simplicité et de la classe made in chicago.
Un vieux refrain des blasés de musique indé revenus
de tout consiste à affirmer péremptoirement que plus
rien de nouveau n’arrive dans le "rock", au mieux
on voit des groupes qui font se téléscoper des genres
musicaux passés de mode, mais tout cela n’innove en
rien et fonctionne en vase clos sans surprise. Ce refrain tient
avant tout du reflexe de chroniqueur qui pousse à mettre
des étiquettes et à trouver des filiations même
si c’est souvent a posteriori et artificiellement qu’on
raccorde une musique à un mouvement virtuel.
L’innovation musicale entendue chez 90 day men dépasse
cela, la synthèse de genres empruntant au free jazz, comme
au math rock ne s’est pas faite par confrontation directe
mais en repartant de la base et en réétablissant des
fondamentaux, d’où une complémentarité
des intruments dans des constructions psychédéliques
et épiques sans jamais céder à la tentation
du mur du son du post rock épique.
Cette création est rendue clairement possible par une maîtrise
complètement aboutie et sans complexe de leurs instruments
pour les amener où ils veulent et pas uniquement là
où on les attend. Pas une musique expérimentale qui
se regarde et s’étonne elle même des accidents
qu’elle produit, mais la sérénité qu’apporte
la lisibilité de ce qu’ils font et des portes qui s’ouvrent
pour conduire leurs morceaux quelque part, c’est à
dire ailleurs.
Ce qu’il en resort ne ressemble au final intimement à
aucun titre de notre discothèque mais on est en même
temps face à une musique qu’on s’en très
proche d’une certaine idée de la musique qu’on
attend : une musique qui tire vers le haut, sans vulgarité,
à la fois intuitive et intelligente, radicale mais sans caricature,
entêtante et habitée, qui n’essaie pas de vous
séduire par des "trucs" mais dont la sincérité
et l’ambition écrase toute la modestie apparente du
groupe
. A la fois répétitive et toujours en progression,
les mélodies de guitare, de basse et de piano s’épousent
et se relancent avec justesse, on regrettera juste la balance qui
a laissé la voix de Brian un peu sur le carreau, et un titre
un tout petit peu trop allongé par contraste avec le reste
du répertoire toujours en mouvement, virevoltant et refusant
toutes les ficelles mêmes les plus acceptables (les syncopes
du math rock détournées, les constrastes brutaux du
post-rock contournés, etc…).
Ainsi on ne nous fait pas le coup des virtuoses qui se lancent
dans un solo pendant que le groupe sert de faire valoir, la musique
progresse de tous les côtés avec cette impression de
construction qui transporte et sidère parallèllement
à ce sentiment de liberté qui amène un air
neuf et vitalisant.
C’est une expérience rare que de rencontrer un groupe
qui ose cultiver une individualité aussi convaincante et
inédite, la révélation de l’année
pour l’instant et on sent qu’ils en ont encore sous
la pédale pour encore évoluer et sonner un peu moins
prog-rock parfois.
On espère que le groupe, à l’issue du break
qu’ils compte prendre après cette tournée, trouvera
les ressources pour continuer sur cette voie qu’il trace en
éclaireur solitaire... on en attend vraiment beaucoup.
|