Comédie
burlesque de Eugène Ionesco, mise en scène de
Edith Vernes, avec Jacques Faugeron et Anne-Sophie Rondeau.
Dans tous les opus ionesciens, une phrase en forme d'aphorisme
en délivre l'essence. Dans "Délire à
deux" qui se trouve au cœur du montage de textes conçu
par Edith Vernes sous le titre éponyme, avec "Les
connaissez-vous ?" et "Victimes du devoir", il
s'agit de "On s'amuse partout tant qu'il y a du conflit"
qui est d'ailleurs repris en antienne en prologue à ce
spectacle.
Et du conflit il y en a au sein de ce couple, un conflit intime,
irréversible, inéluctable et consubstantiel à
la nature humaine.
"Délire à deux" se présente
donc comme un huis clos entre époux sur fond sonore de
bombardements, sirènes et bruits de bottes d'une guerre
anonyme, Ionesco usant d'un parallèle avec le conflit
armé, dont la salle de confinement est une chambre à
coucher, haut symbole conjugal. En se référant
au postulat heureusement dévoilé par Frédéric
Bedbeger que "l'amour ne dure que 3 ans", les 17 années
au quotidien qui pèsent sur les épaules de ces
deux-là ont transformé l'alcôve des tendres
ébats en terrain miné.
La coexistence, qui est loin d'être pacifique, a généré
un rituel reposant sur un "On ne s'entendra jamais"
qui se saisit du moindre prétexte, en l'occurrence et
entre autres, de l'identité zoologique de la tortue et
du limaçon - encore que la classification phylogénétique
ne soit pas une question anodine mais démontre que les
hommes peuvent s'exterminer pour des divergences qui, poussées
à l'absurde, sont fondamentalement dérisoires
- pour alimenter une sempiternelle scène de ménage
qui atteint, sous une apparence tragicomique, de hauts degrés
de cruauté à la mesure des mesquineries et des
désillusions de chacun, ce qui n'empêche pas Eugène
Ionesco, au paroxysme de cette tragique et universelle incompréhension
humaine, de révéler sa tendresse pour le petit
animal humain comme le fera plus tard de dramaturge israélien
véritable dynamiteur du couple Hanokh Levin.
Dans un superbe décor en carton dû à l'artiste
plasticien, sculpteur et photographe Dimitri Tsykalov, dans
un travail un peu différent de celui des hypercarnations
et des réifications végétales vues dans
son exposition personnelle "Meat" à la Maison
Européenne de la Photographie en 2008 et ses "skulls"
dans la monstration "C'est la vie !" actuellement
au Musée Maillol, la mise en scène de Edith Vernes
repose sur la démesure et un rythme soutenu qui fait
résonner le travail sur la langue et les mots et impose
aux comédiens une maîtrise parfaite du texte, un
texte dont l'écriture et la musicalité ne permettent
aucune faute.
Le spectacle est un régal par le dosage et la conjonction
réussis du rire et du pathétique qui laisse toujours
sous entendre qu'il s'agit d'un jeu, voire d'un double jeu,
que les comédiens impulsent avec talent.
Dans ce ring intime, d'un côté, en tenue négligée
d'intérieur, le " séducteur" au physique
fatigué, cynique devenu l'ombre de lui-même dans
le renoncement. De l'autre, une coquette en nuisette, qui collectionne
les chaussures et refuse l'évidence, qui peut se transformer
en furie récriminante.
Résultat : match nul entre les pugilistes du verbe Jacques
Faugeron et Anne-Sophie Rondeau qui regagnent les vestiaires
sous les applaudissements amplement mérités. |