"Arab Jazz", premier roman de Karim Miské dont l'écriture comme la lecture est passionnante et qui révèle assurément un auteur, a les qualités de ses défauts si tant est que le foisonnement et la création ex materia constituent défauts.
Passons donc sur les influences patentes du roman noir américain ou celles du polar français des années 60 pour tenter d'appréhender un roman qui résiste tant à l'étiquetage qu'à l'approche synthétique et la récurrence des références filmiques, littéraires et musicales.
Publié dans la collection "Chemins Nocturnes" des Editions Viviane Hamy consacrée aux romans policiers, "Arab Jazz" est bien un roman policier en qu'il comporte une enquête policière sur un meurtre particulièrement odieux, une boucherie, le massacre d'une jeune femme sans histoires et presque sans histoire si ce n'est qu'elle a fui sa famille dont le père est un ponte des Témoins de Jéhovah.
La répugnante mise en scène du corps mutilé, qui laisse penser qu'il peut s'agir aussi bien le meurtre rituel d'un illuminé fou de Dieu, du meurtre symbolique d'un fondamentaliste ou d'un acte de terrorisme religieux oriente les recherches dans les milieux fondamentalistes. L'enquête piétine. Et s'il ne s'agissait que du dommage collatéral d'une entreprise criminelle d'une toute autre nature ?
Par ailleurs, d'un mal peut naître un bien et Karim Iské fait de ce meurtre un catalyseur traumatique qui va induire pour qui une résilience, pour l'autre une prise de conscience, qui va changer le cours de leur existence.
Car "Arab Jazz" est également
un roman psychologique dans lequel l'auteur s'attache à privilégier l'homme dans ce qu'il a souvent de fragile, d'incertain voire d'irrationnel en s'attachant à la personnalité de ses personnages. Avec au premier plan un trio attachant, " une Juive askhénaze, un Breton lunaire et un Arabe borderline" qui va constituer "la dream team du dix-neuf".
L'Arabe, c'est Ahmed, un enfant du quartier mais qui vit en marge de la vie réelle, reclus dans sa chambre à écouter de la musique et à lire des romans policiers dont il tapisse les murs, la transformant en cellule capitonnée, cellule qu'il a connu lors de son internement après une adolescence où il était livré à lui-même, un père fantôme et une mère démente, homme inachevé traumatisé par une histoire familiale dramatique, fruit d'un amour tragique entre une fille d'un cheikh marocain chef religieux soufi et un musicien gnawa à la peau noire.
Les deux autres sont des lieutenants de police atypiques, la flamboyante Rachel Kupferstein, elle aussi enfant du quartier, et Jean Hamelot, fils de communistes bretons rationalistes, au profil singulier, plutôt des intellectuels pour qui leur entrée dans la police tient d'un engagement idéaliste dans la lutte contre le mal, empêtrés eux-aussi, entre quêtes, frustrations et pulsions, dans leur vécu, qui ont autant de points communs que de différence.
C'est également un roman noir qui rend compte de la réalité sociétale d'un quartier et qui est porteur d'une vision prosaïque sur le mal, le crime et la religion. "Arab Jazz" procède à une immersion dans un quartier, le 19ème arrondissement parisien populaire, multinethnique et pluriconfessionnel.
Un arrondissement qui est le microcosme du monde dans lequel les enfants d'Abraham coexistent non pas de manière consensuellement policée avec une visibilité subliminale de leur appartenance mais avec l'ostentation de convictions affichées.
Dans la même rue, sur le même trottoir, les boutiques, commerces et officines sont à l'image du cosmopolitisme de ses habitants qui se côtoient apparemment sans animosité exacerbée et fonctionnent comme une société clanique mais dont l'étanchéité n'est peut-être pas totale.
Enfin, en cet opus aborde également un registre plus ambitieux, celui du roman philosophique voire également mystique dont l'étrange personnage du commissaire Mercator, qui "semblait un dieu incompréhensible", dessinateur monomaniaque de cercles, entouré d'une "aura de mystère [qui] constituait l'exacte nature de son pouvoir, tel un parchemin couvert de hiéroglyphes exposé aux yeux de tous et parfaitement indéchiffrables", fait figure de proue.
Car Karim Miské aborde une trilogie explosive, celle de Dieu, le Mal et les Hommes. Dieu et la folie des religions comme il l'écrit : "la grande folie des croyants qui colmatent leur gouffre, leur vide intérieur avec le béton, de la certitude".
Et le Mal qui ne connaît aucune frontière ni géographique ni raciale, ni confessionnelle, un mal inhérent à la nature humaine dans une approche kantienne, qui tel un cancer de l'âme métastase dans toutes les institutions de la société, plus particulièrement ici celle de la police, et les structures dogmatiques, en l'occurrence religions officielles ou sectes, grangrenées par deux des trois idoles profanes qui gouvernent le monde, le pouvoir et l'argent.
Karim Miské parvient à naviguer heureusement dans tous ces registres avec une narration puzzléique rondement menée qui procède par enchâssement et se paie également le luxe d'intégrer flash-backs et romance en filigrane.
Donc un vrai coup de coeur à la lecture recommandée et un auteur à suivre. |